Mobilier de réinstallation de René Gabriel, à l'intérieur d’une ferme provisoire, coll. part.. Base Mémoire : IVR41_20128803307NUC2A. © Région Lorraine-Inventaire général. via journals.openedition.org |
Ferme provisoire à Anould, entre Saint-Dié et Gerardmer (google.com/maps) |
Souvenir de nos vacances - été 2020 - surtout, ne pas voyager loin, ordre de la "démocratie sanitaire". Passons sur l'inquiétude que provoque l'ajout d'un adjectif à ce mot. Obéissons, jouons avec la contrainte, cherchons un bonheur hygiénique éco-compatible après un petit saut de colibri, à trois heures de Reims : les Vosges, pays des randonneurs suréquipés, du grès rose, des épicéas, des gites à tarif exorbitant, etc. Les écrits sont nombreux ici, sur Le Corbusier rejeté par la population, sur l'architecture "moderne locale" qui l'a remplacé à Saint-Dié (beaucoup moins que St-Malo ou Giens), sur les sinistrés et la vie dans les baraquements provisoires. Mais il y a d'autres thématiques, comme la reconstruction rurale. Tout d'abord, un ouvrage à lire en ligne : La Seconde Reconstruction dans l’est des Vosges par Jean-Yves Henry (lien journals.openedition). L'auteur a étudié deux sujets des plus intéressants dans cette région : la reconstruction des fermes et les scieries hydrauliques vosgiennes (lien journals.openedition), en faisant l'exploit de ne pas citer Les grandes gueules. Ce film culte raconte la fin d'une industrie, la transition du petit hydraulique vers le gros électrique... Loin des grandes gueules, l'auteur fait le job en évitant certains sujets délicats, sous couvert d'une rigueur type "Inventaire", y compris pour la reconstruction. Par exemple, son titre interroge car la "seconde reconstruction" désigne plutôt la troisième (pour rappel : 1°-1918, 2°-1940, 3°-1944) et l'est des Vosges respecte uniquement le découpage au sens "administratif", celui du département numéroté 88 par l'ex-service des Postes & télégraphes, mais il correspond inversement à l'ouest du massif, celui de la perception commune, à la fois paysagère, historique, géographique et stratégique, on y reviendra...
L'article publié dans In Situ cible la reconstruction rurale et décrit parfaitement la typologie des fermes "provisoires" et "définitives" couvrant ce bout de territoire. Mais il est difficile en le lisant de savoir à qui sont attribuables les destructions. Ce sera le sujet de cet article. Cherchons... Rien... Le même genre de phrase se retrouve dans absolument toutes les publications concernant la région : "En novembre 1944, devant l’avancée des troupes alliées, les Allemands se retirent, dynamitant ce qui n’a pas été détruit par les bombardements des semaines précédentes." Je n'en peux plus de lire partout cette affirmation caricaturale. Qui ? Pourquoi ? Dans ce récit, les armées allemandes figurent beaucoup trop le cliché de la méchante bêtise que l'on trouve dans les blockbusters. Il doit y avoir une raison plus rationnelle. Les causes de la guerre sont toujours mauvaises, toujours répugnantes, surtout celle-là, mais la guerre en elle-même se mène malheureusement de manière le plus souvent très rationnelle.
L'explication se trouve dans une autre publication, s'intéressant non pas au patrimoine, mais à l'histoire des Malgré-nous (MOUGEL Nadège), Les travailleurs forcés des Vosges à Pforzheim), que l'on trouve résumée ainsi (journals.openedition.org) :
"Le débarquement, suivi de la lente marche des Alliés vers l’Est, amène les occupants à transformer le versant ouest des Vosges [cette fois au sens du massif vosgien] en une ligne fortifiée (le Schutzwall West) destinée, dès septembre 1944, à fixer l’avancée alliée par la construction d’une ligne de tranchées. Les travaux sont effectués dans une politique de travaux forcés par la population civile renforcée au départ par les Hitlerjugend venus d’Alsace et du pays de Bade et envoyés par le Gauleiter Wagner. En même temps, la population locale est soumise à la Gestapo renforcée sur place par le repli des hommes venus de l’Ouest de la France. C’est dans ce climat devenu de plus en plus pesant qu’est également lancée la lutte contre les maquis. Celui de la Piquante Pierre est liquidé moyennant 51 victimes. L’intervention personnelle de Himmler amène à la décision de mettre en œuvre une politique de terre brûlée, précédée par l’ordre de rafler de manière systématique tous les hommes de 15 à 65 ans sur une ligne de 250 km le long du versant vosgien afin de les amener travailler en Allemagne. Ce qui est alors présenté comme une mesure de précaution n’est en réalité qu’une mesure de force destinée à éviter tout contact avec d’éventuels maquis et avec les Alliés. 4 746 Vosgiens sont transférés dont 483 Bressauds qui, après une marche dans la neige vers Wesserling, parviennent par train à Pforzheim."Eh bien ! Voilà, ce n'est pas plus compliqué. Ils détruisent tout entre septembre et novembre 1944, y compris les fermes et les habitations isolées, afin d'éviter la formation des maquis au niveau d'une frontière naturelle que les nazis espèrent consolider (c'est à dire l'ouest des reliefs vosgiens). Dans la région, il n'est donc pas étonnant qu'il soit impossible de trouver une ferme antérieure à 1944, y compris dans les coins perdus. De ce côté-ci des Vosges, c'est une destruction totale, systématique, tel que l'on en trouve presque nulle part. C'est différent du reste de la France, où les Alliés rasent villes et gros bourgs, car ils craignent de voir leurs troupes traverser des espaces urbains non-évacués, c'est à dire non-sécurisé. Dans le reste de la France, ces bombardements ont presque tout détruit en 1944-1945 - car les Alliés n'avaient aucune raison d'épargner un pays collaborateur, point de départ de missiles. Cessons d'être polis. On le sait maintenant. La France collaborait avec tant de zèle que cela inquiétait parfois les dirigeants allemands eux-mêmes. Alors, il faut mettre de côté le pays héroïque inventé a posteriori par de Gaulle et se demander, pourquoi, vraiment, tout ce bazar dans les Vosges ? Pourquoi est-ce différent dans les Vosges ? Lorsque les soldats allemands détruisent tout, il faut toujours se demander "pourquoi ?", y compris pour tenter de comprendre l'horreur démesurée commise à Oradour.
Ci-après, pour changer de sujet, et se distraire un peu, quelques photographies prises dans le musée de Saint-Dié présentant un baraquement provisoire, avec ses meubles (René Gabriel) et ses objets quotidiens. Beau travail muséographique. On voit aussi que la reconstruction, c'est encore très simple, c'est très rationnel. Cela appartient toujours à la guerre et c'est exactement pour ça que les contemporains ne l'aiment pas vraiment. C'est pour ça, aussi, qu'il faut apprendre à regarder autrement.